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Le filament d'or rouge

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Apprécié sur la table, employé en médecine et pour les cosmétiques, le safran, ce produit d'exception, aujourd'hui plus rarement utilisé par les teinturiers, est très prisé. Dans les montagnes de l'Atlas, la récolte des crocus, d'où est extrait le safran, est rebelle à toute mécanisation. Les fleurs sont cueillies à la main par les femmes berbères. Un travail de dentellière

Les ocres du djebel Siroua ont tanné sa peau. Les rides de l'Atlas ont plissé son front. Muré dans un fortin aveugle, le vieil Hussein, figure à la Buzzati, guette l'ennemi improbable. A 86 ans, ce prisonnier volontaire est à la fois le gardien du Temple et le greffier du temps.
Bientôt vingt mille jours et autant de nuits qu'il veille sur l'agadir, le « grenier », construit il y a plusieurs siècles pour abriter les richesses du village : amandes, peaux et, surtout, le précieux safran. Lorsque Hussein, sage parmi les sages, a pris la succession de son père, le calme venait à peine de revenir dans les vallées. Depuis, les paysans ont pris l'habitude de conserver le safran chez eux, dans de petites boîtes en fer-blanc, à l'abri de la lumière et des regards, sous le portrait du roi Mohammed VI. Désormais, chacun monte la garde. Des paysannes portent parfois à même le corps de petites doses, enveloppées dans des morceaux de papier. Dans ces tribus berbères parmi les plus reculées et les plus attachées à leur terre, on se méfie de la ville et de ses banques. Le safran, ici, c'est pour ainsi dire le louis d'or que nos aïeux cachaient sous leur matelas.
A l'échelle du Maroc, ces villages représentent une tête d'épingle plantée au cœur des plus hauts sommets d'Afrique du Nord. A eux seuls, les environs de Taliouine, bourg rural de 12 000 âmes, fournissent la quasi-totalité de la production du pays, environ 2 tonnes par an. En l'espace d'une nuit, à la fin d'octobre ou au début de novembre, une somptueuse fleur violine - Crocus sativus - perce la caillasse. La légende veut que le spectacle d'une éclosion si soudaine ait fait reculer Alexandre le Grand : arrivé aux confins du Cachemire, le conquérant préféra rebrousser chemin. Craignant quelque sortilège, il abandonna le champ de bataille à une fleur. A Taliouine et dans ses environs, avant l'aube, une armée se lève, pacifique et féminine, rieuse et colorée. Les paysannes berbères et leurs filles, panier en main, doivent terminer la cueillette au plus vite : une fois la crête franchie, le soleil fera éclore le crocus. Immédiatement après la récolte, des mains fines extraient un à un les stigmates, trois filaments rouge sang. Sélectionnés, séparés des restes floraux puis séchés dans la journée, ils donneront le safran, l'épice la plus chère du monde. Sa récolte, rétive à toute mécanisation, peut apparaître comme une injure au rendement. Il faut environ 150 000 fleurs pour produire 1 kilo de safran… Labeur de safranière vaut bien travail de dentellière.
« Chaque village, chaque famille le travaille, sur de petites parcelles, en complément de cultures traditionnelles comme l'orge ou le blé, ou de l'élevage. Et chaque production a une saveur particulière. Dans toutes les régions du monde, le safran suscite des rivalités picrocholines, remarque Jean-Marie Thiercelin, un Français spécialiste de cette épice d'exception. Finalement, ce n'est guère différent de nos bourgognes. » Pour inventer de nouvelles saveurs (dernièrement, les caramels et le chocolat au safran), il lance des campagnes au Maroc, mais aussi en Asie et en Iran, où il vient de monter une société mixte. Pousser la porte de sa boutique, rue Dupuis à Paris, revient à tourner une page de l'histoire des saveurs. Intarissable, l'homme relève à la fois du conteur et du voyageur. Un rêveur doté d'un solide sens du marketing, héritage de ses études de finances. Une bonbonnière remplie de délicats pistils trône au centre du magasin. Ce pourrait être le blason de la famille : les trois fils de Jean-Marie Thiercelin incarnent la « septième génération » de safraniers, la maison travaillant cette épice depuis 1809. « C'est la seule à évoquer à la fois une couleur, une saveur et un parfum », souligne Jean-Marie. Quand d'autres enfants tapaient dans la balle, il réceptionnait les ballots qui arrivaient de l'étranger. « L'odeur piquante saturait l'air et faisait pleurer les yeux », se souvient-il.
Le safran n'a pas toujours eu l'image d'une denrée rare et exotique. Pendant des siècles, il a pris racine en France, dans une bonne terre grasse bien de chez nous, près de Pithiviers, dans le Gâtinais. Avant de disparaître dans les années 1920, victime - déjà - de la mondialisation et d'une main-d'œuvre meilleur marché à l'étranger. Sa renaissance, à l'échelle artisanale, dans le Gâtinais ou le Quercy repose sur une poignée de passionnés.
Difficile d'imaginer qu'un bulbe - un vulgaire oignon, scarifié et mal fagoté - donne la fine fleur des épices. Les études les plus récentes prouvent que les plants disséminés sur la planète depuis plus de trois mille ans, sous des latitudes qui vont du bien nommé Saffron Walden, en Angleterre, aux environs de Mechhed, dans le nord-est de l'Iran, présentent des gènes comparables. Ils pourraient bien avoir pour origine commune une île des Cyclades. Ils ont en tout cas rapidement été introduits en Perse, comme en témoigne la racine du mot, za'faran, jaune en arabe. Demeure un mystère : Crocus sativus, plante quasi stérile, n'est pas capable de se reproduire par pollinisation (ses bulbes se multiplient dans le sol). Il a donc fallu que quelqu'un les apporte dans l'Atlas marocain...

« Depuis des siècles, son parfum accompagne les tribus berbères »

La plante a-t-elle été transportée dans les malles des voyageurs de commerce juifs, dont certaines tombes sont encore visibles dans la vallée du Zagmouzen ? Fit-elle un bout de route avec les Romains qui ont occupé la région jusqu'au IIIe siècle ? A-t-elle passé les frontières dans les rangs de la cavalerie arabe, au VIIe siècle ? Respectons cette énigme, tenons-nous-en aux faits : depuis des siècles, le parfum iodé, suave et enivrant du safran accompagne la vie de quelques tribus berbères, depuis le berceau. Comme dans toutes les civilisations qui l'ont magnifié et célébré, il est indissociable de la fête, évoquant sensualité et longévité. Le soir venu, le jaune qui irise les collines n'est-il pas la dernière couleur à rendre les armes devant l'avancée de la nuit ? Dans les villages reculés, le jour du baptême, on rase encore la tête du nouveau-né avant de l'enduire d'un mélange délicat d'huile d'argan et de safran. « Le bébé luit comme une pièce d'or », décrit un villageois de Tinfat, qui, lui aussi, a reçu l'onction au septième jour de son existence.
Le parfum du safran, constitué de 35 composés volatils, flottait, il y a peu, lors des mariages traditionnels. Au premier étage d'une maison anonyme de Taliouine, derrière un moucharabieh, s'ouvre le salon de Byat, dont les talents tiennent à la fois de la guérisseuse et de l'esthéticienne. Avec des gestes fermes et précis, elle concasse un morceau de sucre qu'elle mélange à du safran réduit en poudre. Elle utilisera cette décoction naturelle pour souligner délicatement les traits du visage de la future épouse, lissant la courbe des sourcils, épousant l'ovale de la joue. Byat a hérité ces gestes de sa grand-mère, qu'elle accompagnait de douar en douar, près de Tazenakht. « Aujourd'hui, la mariée est moderne », glisse Byat, dans un sourire plein de nostalgie. Au safran et au khôl les jeunes femmes préfèrent désormais le Rimmel et le rouge à lèvres, vantés par les spots de publicité télévisée. Les noces safranées appartiennent déjà à un passé folklorique dont les maîtresses de maison perdront sous peu la connaissance. Au Maroc, l'utilisation du safran reste en effet une affaire de femmes. Pas seulement parce qu'on lui prête de mystérieux pouvoirs abortifs, il se montre inséparable de la médecine, de la teinture et, bien sûr, de la cuisine.
A l'abri du vent qui soulève la poussière de la ruelle, sous un treillage de vigne, se dégage un fumet délicat. La cuisinière, sans le savoir, fait écho à la prose baudelairienne du Spleen de Paris : « La marmite de fer, où cuit un ragoût de crabes au riz et au safran, lui envoie, du fond de la cour, ses parfums excitants. » Salama Hajjas prépare un plat traditionnel, destiné aux femmes qui viennent d'accoucher : il les aidera à récupérer l'énergie et le sang perdus. Un coq mijote depuis deux bonnes heures dans une sauce safranée. Des galettes de blé tendre cuisent lentement sur un treillage de roseaux, déposé à même la viande. Un gramme à peine d'épice suffit à sublimer ce plat campagnard, le tachat. Dans le jus de cuisson, le safran libère par alchimie arômes et couleurs. Comme dans la paella espagnole, le risotto italien et la bouillabaisse française.
Mais cette épice aristocratique, reine de l'assiette, se porte aussi à même la peau. Elle fut d'abord une plante tinctoriale. Les archers de Darius, les rois irlandais, les mariées romaines affectionnaient le jaune-orangé qu'elle donnait à leurs étoffes. Aujourd'hui, son prix rend son utilisation carrément chic. Dans la région de l'Atlas, si la teinture reste encore largement végétale - l'écorce de noyer sublime les rouges, la cendre mêlée à celle de l'amandier densifie les noirs - le safran apparaît comme un luxe. Lorsqu'on leur demande si elles l'utilisent encore, deux teinturières de Taliouine éclatent d'un rire sonore. « Du safran ? Mais qui va m'acheter un tapis à ce prix-là ? » s'esclaffe l'une d'elles. « Ma dernière commande remonte à 1990 », précise Zaïna. Elle n'a pourtant rien perdu de son tour de main et le démontre. Dans une marmite, à l'abri d'un buisson, elle fait bouillir son eau, jette une poignée d'épices rouges et de pierre d'alun réduits en poudre. Le précipité orange vif qui se dégage fixe la couleur plus sûrement qu'avec des colorants chimiques...
« Les laboratoires pharmaceutiques ont longtemps figuré parmi nos plus gros clients »
En médecine, en revanche, l'usage du safran reste irremplaçable. Cet euphorisant, dont il faut user avec modération, accélère le rythme cardiaque : à très haute dose, il provoquerait des crises de fou rire mortelles. Mais une pincée dans le thé à la menthe, l'hiver, suffit à réchauffer les organismes. Il soulage aussi des règles douloureuses. Il entre dans la composition de remèdes de grand-mères qui soignent encore les nourrissons. A l'arrivée des premières dents, Byat, par exemple, masse les gencives des bébés avec une bague en or enduite de miel et de safran, une lotion naturellement antiseptique. En France, le célèbre sirop Delabarre adopta la même recette. Les recherches médicales les plus récentes ouvrent bien d'autres horizons. Une équipe chinoise évoque des résultats prometteurs dans le traitement du diabète. Des chercheurs indiens le testent contre le cancer. Des scientifiques iraniens s'intéressent à ses propriétés pour limiter les conséquences d'un accident cardio-vasculaire.
« Les laboratoires pharmaceutiques ont longtemps figuré parmi nos plus gros clients, aux côtés des liquoristes », note Jean-Marie Thiercelin. Un marché prometteur s'ouvre pour les pays exportateurs, à condition de disposer d'une main-d'œuvre bon marché et d'usines de conditionnement performantes. De ce point de vue, le Maroc affiche des années de retard, même si à Tinfat, près de Taliouine, deux vastes exploitations tentent de passer du stade moyenâgeux à l'étape industrielle. La production de Brahim Ouahqi et d'Abdelghani Farini affiche des résultats très encourageants grâce à un arrosage goutte à goutte, alors que les paysans se contentent d'une irrigation traditionnelle. « Nous manquons de circuits structurés », regrette Abdelouahab Hafid, qui a créé sa société, Atlastrade, après des études poussées d'économie. Quant à la coopérative Souktana, les quelque 20 kilos de pistils séchés qu'elle conserve dans son coffre seront surtout vendus aux touristes de passage sur la route qui relie Agadir à Ouarzazate. « Nous tentons de mettre en commun les récoltes afin d'assurer un prix stable aux producteurs », assure Driss Samih, l'un des animateurs de la structure. L'Union européenne et le ministère marocain de l'Agriculture ont d'autres ambitions encore : substituer la culture du safran à celle du cannabis, qui fait à la fois la fortune et le malheur du Rif, dans le nord du pays.
Pour l'heure, la majeure partie du safran marocain transite par le souk hebdomadaire de Taliouine. On y vient de loin. Une fois par mois, Saïda fait le voyage de Casablanca pour acheter quelques centaines de grammes. Au début de l'été, la production s'y négociait, au détail, à environ 10 dirhams (soit près de 1 euro) le gramme. Elle se vendait deux fois plus cher dans les grandes villes du Nord.
De quoi donner des idées aux fraudeurs. Coupé, coloré, réassemblé, le safran a toujours été un produit très contrefait. On lui substitue souvent le curcuma, incontournable poudre jaune des marchés marocains, que l'on présente impunément comme de l'azafran. Avant d'acheter, il faut parfois s'inspirer de méthodes empruntées à l'espionnage pour discerner le bon grain de l'ivraie. Le vrai safran doit être débusqué subrepticement. « Vers 1910, 45 acheteurs appointés par la maison sillonnaient l'Espagne », rapporte Jean-Marie Thiercelin. Ils devaient régulièrement câbler au siège, à Pithiviers, pour rendre compte. En évitant de donner l'alerte aux petits producteurs locaux, ce qui aurait inévitablement fait flamber les cours. C'est pourquoi ils ne se séparaient jamais d'un petit carnet, le « codigo telegrafico de la casa Thiercelin et Charrier ». A chaque nombre correspondait un nom. Aristobulo pour 66, Aristofanes pour 67, Artagerjes pour 68…
Un siècle plus tard, dans l'Atlas, le secret reste la règle. « Personne ne vous dira exactement combien il a produit cette année », confirme un paysan. A l'évidence, « l'or rouge », comme on le surnomme un peu vite en Occident, n'a pas suffi à apporter la richesse aux douars : l'hiver, bon nombre de Berbères doivent encore alimenter le foyer avec de maigres épineux. Mais, pour faire face aux coups du sort ou pour aider les enfants dans leur scolarité, ils savent qu'ils peuvent puiser dans leur cassette. Le safran offre au Maghreb un luxe insolent : le pouvoir de contrarier le destin. Il apporte une dose de passion, une pincée de luxe, dans un monde contraint à l'austérité. Partout, le safran a un cours ; dans l'Atlas, il n'aura jamais de prix.
Eric Pelletier

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